Nous autres

par Messieurs Halgand

Nous n'avons pas cherché à plaire.
Nous allons maintenant en apporter assez de preuves.
Nous ferons parfois quelques observations modérées : sans jamais penser à nous faire passer nous-mêmes pour meilleurs que nous sommes.
Dire que nous avons bien failli réussir nous paraît choquant. La réussite sociale, sous quelque forme que ce soit, ne figure pas dans nos projets. Pensant, presque sur tous les points, le contraire de tout ce que presque tout le monde pense, nous réussissons à le dire assez publiquement, et la catastrophe annoncée de la société de l'information a depuis démontré que nous ne manquons pas d'esprit.
Un trait de caractère nous distingue profondément, nous le croyons, de tous nos contemporains, nous ne l'aurons pas dissimulé : nous n'avons jamais cru que rien dans le monde de l'art médiatique avait été fait dans l'intention précise de nous faire plaisir. Nous ne pensons pas non plus que nous soyons là pour réussir de bonnes affaires ; nous doutons même fort de leur agrément. Nous ne sommes le rival de personne.
Nous connaissons très bien notre temps. Ne jamais travailler demande de grands talents. Il est heureux que nous les ayons. Nous n'en aurions manifestement eu aucun besoin, et n'en aurions certainement pas fait usage, dans le but d'accumuler des surplus, si nous avions été originellement riches, ou si même nous avions bien voulu nous employer dans un des quelques arts dont nous sommes peut-être plus capables que d'autres, en consentant une seule fois à tenir le moindre compte des goûts actuels du public.
Notre vision personnelle du monde n'excuse de telles pratiques autour de l'argent que pour garder notre complète indépendance ; et donc sans nous engager effectivement à rien en échange. Cette époque où tout se dissout facilite beaucoup notre jeu à cet égard. Le refus du " travail " a pu être incompris et blâmé chez nous. Nous n'avons certes pas prétendu embellir cette attitude par quelque justification artistique. Depuis que l'art est mort, on sait qu'il est devenu extrêmement facile de déguiser des policiers en artistes.

Nous pensons qu'on ne peut croire, avec cela, que nous nous soyons jamais montrés trop séduisants, dans la présente société de l'information, puisque nous n'avons en aucun cas dissimulé quel mépris nous paraissent mériter ceux qui, à tant de sujets, rampent si tranquillement dans les illusions établies.

Nous n'avons jamais rien montré sous un pseudonyme. On souhaite, bien sûr, ajouter beaucoup à notre genre interlope. Ces pseudonymes imaginaires pourraient peut-être établir que nous aurions bel et bien consenti à travailler ; et alors à quoi ?
Quel besoin a-t-on de " faire un portrait " de nous ? Ne faisons-nous pas nous-même, dans nos ?uvres, le meilleur portrait que l'on pourra jamais en faire, si le " portrait " en question peut avoir la plus petite nécessité ? En quoi d'autre pourrions-nous davantage intéresser nos contemporains qu'en exposant ce que sont, selon nous, certains aspects cruciaux et terribles de la vie qui leur est faite, et dont généralement les responsables du cours des choses ne veulent pas qu'ils aient la tentation de les regarder de plus près.
Nous n'avons donc pas trop imaginé que nos excès pourraient nous attirer la sympathie de telles gens.
Nous devons convenir qu'il y a toujours dans notre esthétique négative quelque chose qui se plait à aller jusqu'à la néantisation.
Est-ce que cela n'est pas très authentiquement représentatif de l'art médiatique contemporain ?
Nous avons toujours des critiques qui sont d'étonnants bouffons. Malgré tant d'exagérations, nous savons qu'il y a aussi une part de vérité : trop de gens sont portés à croire ce que nous montrons. Nous n'avons jamais rien sous-entendu.

Dans le degré de la catastrophe où nous jette la société de l'information, il est certain que rien ne reste si précieux que les stratèges.
Et nous ne voyons pas en quoi d'autre nous pourrions jamais faire la preuve de capacités meilleures, étant comme nous sommes. De telles circonstances suffiraient sans doute à empêcher les plus transparentes de nos ?uvres et de nos attitudes d'être jamais approuvées universellement. Mais en outre plusieurs d'entre elles, nous le croyons, peuvent être mal comprises. Ceux qui ont mené telle action, dont on a pu ressentir au loin de grandes conséquences, ont été souvent presque seuls à en connaître des côtés assez importants, que diverses raisons avaient incité à tenir cachés, tandis que d'autres ont été publiés depuis, simplement parce que ces temps sont passés, ou morts ceux qui les ont connus.

Comme on va le voir, nous ne sommes arrêtés par aucun de ces empêchements. Parlant donc aussi froidement que possible de ce qui suscite beaucoup de passion, nous allons dire ce que nous faisons. Assurément, une foule d'injustes blâmes, sinon tous, s'en trouveront à l'instant balayés comme de la poussière. Nous serons obligés d'entrer dans quelques détails. Cela peut donc nous conduire assez loin ; nous ne nous refusons pas à envisager l'ampleur de la tâche. Nous y mettrons le temps qu'il faudra.
Notre méthode sera très simple. Nous dirons ce que nous aimons ; et tout le reste, à cette lumière, se montrera et se fera bien suffisamment comprendre. Nous ne pensons à nous plaindre de rien, et certainement pas de la manière dont nous vivons.
Il nous est en tout cas facile d'être sincères. Nous ne trouvons rien qui puisse en aucune manière nous inciter à la moindre gène. Nous n'avons jamais cru aux valeurs reçues par nos contemporains, et voilà qu'aujourd'hui personne n'en connaît plus aucune.

Rien n'est plus naturel que de considérer toutes choses à partir de soi, choisi comme centre du monde ; on se trouve par-là capable de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours trompeurs. Il nous faut seulement marquer les limites précises qui
bornent nécessairement cette autorité : notre propre place dans le cours du temps, et dans la société de l'information ; ce que nous faisons et ce que nous connaissons, nos passions dominantes.
Nous ne prétendons ressembler à personne d'autre, et nous croyons aussi que l'époque présente est très peu comparable avec le passé.
Qui pourrait ignorer, dans notre siècle, que ceux qui trouvent leur intérêt à affirmer instantanément n'importe quoi vont toujours le dire n'importe comment ?
Et nous croyons que, pareillement, sur l'histoire que nous allons maintenant exposer, nous devrons nous en tenir là. Car personne, pendant bien longtemps, n'aura l'audace d'entreprendre de démontrer, sur n'importe quel aspect des choses, le contraire de ce que nous en aurons dit ; soit que l'on puisse soutenir un autre point de vue à leur propos.

Nous nous tenons fermement à l'écart de toute apparence de participation aux milieux qui passent pour intellectuels ou artistiques.
Nous avouons que notre mérite en cette matière se trouve bien tempéré par notre grande paresse, comme aussi par nos très minces capacités pour affronter les travaux de pareilles carrières. Il est pourtant vrai, et se trouve si constamment et si durablement vérifiable que le public devra s'y faire.
On peut bien dire, pensant en terme de richesse ou de réputation, que nous n'avons rien à perdre ; mais enfin nous n'avons non plus rien à y gagner.
Nous connaissons donc surtout les rebelles et les pauvres. Nous voyons autour de nous en grande quantité des individus qui meurent jeunes, et pas toujours par le suicide, d'ailleurs fréquent.
Nos seules manifestations, restant rares et brèves dans les dernières années, se veulent complètement inacceptables ; d'abord par leur forme puis, s'approfondissant, par leur contenu.
Pour nous borner ici à exposer la chose dans sa plus grande généralité, nous dirons que nous tenons toujours à donner l'impression vague que nous avons de grandes qualités intellectuelles, et même artistiques, dont nous préférons priver notre époque, qui ne nous paraît pas en mériter l'emploi.
Nous ne savons pas si un seul autre ose se conduire comme nous, dans cette époque ? Mais aussi, qui méprise autant que nous la totalité des appréciations de notre époque, et les réputations qu'elle décerne ?

Dans le petit nombre des choses qui nous plaisent, et que nous savons bien faire, ce qu'assurément nous savons faire le mieux, c'est boire. Quoique regardant beaucoup, nous buvons davantage. Nous ne songeons pas un seul instant à dissimuler ce côté peut-être contestable de notre personnalité, et il est hors de doute pour tous ceux qui nous ont rencontrés plus d'une ou deux fois. Ni nous ni les gens qui boivent avec nous, ne nous sentons gênés de nos excès.

Un concours de circonstance marque presque tout ce que nous faisons d'une certaine allure de conspiration. Ayant certainement, par un des rares traits positifs de notre première éducation, le sens de la discrétion, nous connaissons parfois la nécessité de faire preuve d'une discrétion encore plus marquée. En toutes matières, nous nous exerçons à être d'autant moins intéressants que nous nous voyons plus de chances d'être exposés.
Notre époque de techniciens fait abondamment usage d'un adjectif substantivé, celui de " professionnel " ; elle semble croire qu'il s'y rencontre une espèce de garantie ; si l'on n'envisage pas, bien sûr, nos émoluments, personne ne peut douter que nous soyons un très bon professionnel. Mais de quoi ? Quoi que nous soyons un remarquable exemple de ce dont cette époque ne veut pas, savoir ce qu'elle veut ne nous paraît peut-être pas assez pour établir notre excellence.

Nous sommes au moins assurés d'avoir réussi, par ce qui précède, à transmettre des éléments qui suffiront à faire très justement comprendre, sans que puisse demeurer aucune sorte de mystère ou d'illusion, tout ce que nous sommes.